ÉPISODE 3
Arnaud John César en avait vécu des épreuves. Pour ne pas souffrir, il avait essayé, pendant plusieurs années, de ne pas s’attacher, de n’avoir aucune dépendance affective, de n’avoir besoin de personne, de se nourrir constamment de ses huit vies, vivant la dernière, la neuvième, avec une certaine sérénité. Le sommeil, son plus grand bonheur, lui prenait la majeure partie de son temps.
Qu’aurait-il fait sans dormir, lui qui avait tant de souvenirs sur la vie du quartier, tant de choses à se rappeler, lui qui voulait préserver, ne serait-ce que dans son cortex, la mémoire de ce qui avait été ?
Je n’ai jamais réveillé Arnaud John César de sa sieste.
Par sa respiration, il m’indiquait que je pouvais rester près de lui, sans que j’ai à me soucier d’un quelconque danger. Ses narines se dilataient et l’air rentrait précipité, cognant ici et là contre des gouttelettes d’eau qui, à force de se faire battre, étaient réduites au néant. Il m’était impossible de ne pas dormir en le regardant s’assoupir car il m’apprenait à avoir confiance en l’avenir.
Mais puisqu’il n’avait pas toujours été heureux, Arnaud avait écrit.
Le bonheur existait, disait-il, s’il était partagé, d’une façon ou d’une autre, et faire société était primordial pour éprouver un sentiment d’appartenance, utile et désiré. Il faut aussi survivre, écrivait-il, survivre à celles et ceux qui ont dû partir plus tôt pour perpétuer leur mémoire, pour qu’on ne puisse pas dire qu’ils n’ont pas existé ; survivre, aussi, à ses ennemis. La justice tarde à arriver une fois mort, il faut donc l’obtenir vivant.
La base, poursuivait-il, c’est-à-dire, manger, dormir et nourrir l’âme, doit être prise au sérieux. Et ça, c’est tout un projet. On ne peut pas se lever un matin sans désirer apprendre. Moi, Arnaud John César, écrivait-il, qui n’ai pas eu la chance de voyager, étant resté toutes ces années dans ce quartier, j’ai lu, pas directement sur la page, puisque je ne sais pas lire, mais on m’a lu des récits. Et de cette façon, j’ai lu pour être compris, poursuit-il, et pour comprendre à mon tour. On ne m’a pas seulement lu les grands récits de voyages d’auteurs connus, mais aussi des journaux intimes, ceux de mes voisins, leurs poèmes, leurs correspondances. Et j’ai ainsi passé ma vie à me rapprocher de celles et ceux qui partageaient mon territoire. Connaître l’autre, c’est me connaître davantage.
Ingrid Lima, dit-il, m’a lu ce poème l’autre jour. Je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer, écrit-il, et je veux l’écrire ici.
Et pourtant, je pars
Il y a un moment où la joie ne suffit plus.
Même rempli, le cœur bat pour quelque chose sans nom.
Ce n’est pas l’absence, ni la douleur – c’est un désir d’horizon.
Quitter les lignes sûres, se perdre un peu pour, peut-être, se retrouver.
Je quitte le port où je me sens chez moi, où les murs connaissent mon silence et chaque pierre porte mon empreinte. Je pars.
« Si tu es si heureux là-bas, pourquoi partir ? » me demande-t-on.
Le monde est vaste, et même si je sais où habite ma joie, il y a en moi un appel venu de l’inconnu. Peut-être que je dois partir pour enfin reconnaître ce que c’est que rester.
Bien sûr, j’ai pensé à Charles Baudelaire et les célèbres vers de son poème « Voyage » :
Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il le faut.
Je laisse aux plus curieux mon journal intime minutieusement tenu depuis ma naissance.
Si je pars plus tôt que prévu, souvenez-vous de moi, écrit-il.
Il a marqué le papier de son empreinte, une patte toute menue, et il a marché le long de la feuille laissant ses dernières traces sur une neige qui ne fond jamais.
J’aurais voulu le retrouver comme à son habitude, sous l’ombre d’un arbre,
Souriant comme
Sourirait un enfant malade.
Je me serais dit tiens,
Il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille
Mais je l’avais découvert sur la route.
Peut-être faut-il maintenant s’arrêter là, pour laisser aux lectrices et aux lecteurs le temps de relire les derniers mots d’Arnaud John César et lui dire, du plus profond de nos cœurs et âmes, on ne t’oubliera pas.
Nathalie Man